Celle de Soixante-Dix

Occultée par des massacres plus récents et d’une tout autre ampleur (vive l’ampleur ! pardon, c’est idiot, mais je ne peux pas m’en empêcher), la guerre de 1870 est souvent l’oubliée de l’Histoire.

Les programmes scolaires n’en parlent plus, elle disparaît entre la monarchie constitutionnelle de la Restauration et la Révolution industrielle. On y fait allusion pour expliquer les causes de la guerre de 14-18, vaguement, en insistant sur l’envie de revanche plutôt que sur des analyses politiques, sociales ou économiques.

Curieuse de découvrir à qui appartenait une médaille retrouvée dans les affaires de famille (cf.  Cherche soldat de 70), je me suis demandée, à titre personnel, à quelles occasions j’avais pu être confrontée à cet épisode pourtant marquant de l’Histoire.

Tour d’horizon de quelques oeuvres qui évoquent la guerre de 1870.


 

Brassens, tout d’abord, l’a chantée : georges-brassens

Depuis que l’homme écrit l’Histoire,
Depuis qu’il bataille à coeur joie
Entre mille et une guerr’s notoires,
Si j’étais t’nu de faire un choix,
A l’encontre du vieil Homère,
Je déclarerais tout de suit’ :
« Moi, mon colon, cell’ que j’préfère,
C’est la guerr’ de quatorz’-dix-huit ! »
Est-ce à dire que je méprise
Les nobles guerres de jadis,
Que je m’ souci’ comm’ d’un’ cerise
De celle de soixante-dix ?
Au contrair’, je la révère
Et lui donne un satisfecit,
Mais, mon colon, cell’ que j’préfère,
C’est la guerr’ de quatorz’-dix-huit !

 


 

La guerre de 1870, c’est aussi la fin de Frédéric Bazille.

304px-Frederic_Bazille_)_Etienne_Carjat Ce peintre d’origine montpelliéraine s’est engagé volontairement et a trouvé la mort au combat à Beaune-la-Rolande, le 28 novembre 1870. Le jeune homme a été enterré là-bas, puis son corps a été ramené par son père, il est aujourd’hui au cimetière protestant de Montpellier.

Il y a deux ans, une superbe exposition au Musée Fabre, puis au Musée d’Orsay, avait retracé la carrière du peintre et présenté quelques objets personnels. Dans une vitrine, un uniforme de zouave, une baïonnette, des lettres : tout ce que son père avait recueilli…

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220px-The_Ramparts_at_Aigues-Mortes_A29987Le jeune peintre a laissé une oeuvre plus importante qu’on ne le pensait. Ses toiles de jeunesse sont très intéressantes : elles marquent une évolution, d’un académisme un peu sévère à un impressionnisme lumineux. J’aime beaucoup ses paysages du Languedoc, ses pins, ses vues d’Aigues-Mortes à l’époque où la région était un marécage infesté de moustiques et de fièvres…

 


 

1870, c’est aussi ce passage terrible de l’agonie de Nana, la prostituée éponyme du roman de Zola.

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Edouard Manet, Nana, 1877.

Elle a enflammé le Second Empire, symbole de luxure dans cet univers conformiste et hypocrite. Sa mort coincide avec la levée des troupes pour la guerre.

 

La nuit grandissait, des becs de gaz dans le lointain s’allumaient un à un. Cependant, aux fenêtres, on distinguait des curieux, tandis que, sous les arbres, le flot humain s’enflait de minute en minute, dans une coulée énorme, de la Madeleine à la Bastille. Les voitures roulaient avec lenteur. Un ronflement se dégageait de cette masse compacte, muette encore, venue par un besoin de se mettre en tas et piétinant, s’échauffant d’une même fièvre. Mais un grand mouvement fit refluer la foule. Au milieu des bourrades, parmi les groupes qui s’écartaient, une bande d’hommes en casquette et en blouse blanche avait paru, jetant ce cri, sur une cadence de marteaux battant l’enclume :

— À Berlin ! à Berlin ! à Berlin !

Et la foule regardait, dans une morne défiance, déjà gagnée pourtant et remuée d’images héroïques, comme au passage d’une musique militaire.

— Oui, oui, allez vous faire casser la gueule ! murmura Mignon, pris d’un accès de philosophie.

Mais Fontan trouvait ça très beau. Il parlait de s’engager. Quand l’ennemi était aux frontières, tous les citoyens devaient se lever pour défendre la patrie ; et il prenait une pose de Bonaparte à Austerlitz.

 

Les hommes, bientôt, laissent la place aux courtisanes, venues dire adieu à leur amie. Et pendant que Nana meurt, elles commentent la guerre qui s’annonce, spéculant sur les profits qu’elles feront avec les Prussiens. La scène, morbide et cynique, s’achève sur les cris de la foule :

— À Berlin ! à Berlin ! à Berlin !



 

Un Prix de consolation dans le palmarès des guerres les plus atroces, la mort prématurée et inutile  d’un artiste doué et prometteur, et les cris des matamores qui croient au pouvoir des fusils : voilà ce qu’évoque pour moi la guerre de 70.

Pas bien glorieux…

De la solitude

 

 

Une journée ordinaire au lycée : je fais travailler Montaigne à mes élèves, un extrait que j’aime beaucoup, le chapitre XXXVIII du premier livre des Essais, intitulé « De la solitude ».

Mes élèves ont été très choqués de ce que disait Montaigne : pour celui-ci,

« Il faut avoir femmes, enfans, biens, et sur tout de la santé, qui peut, mais non pas s’y attacher en maniere que nostre heur en despende. »

Et il ajoute :

« Il se faut reserver une arriereboutique, toute nostre, toute franche, en laquelle nous establissions nostre vraye liberté et principale retraicte et solitude. En cette-cy faut-il prendre nostre ordinaire entretien, de nous à nous mesmes, et si privé, que nulle accointance ou communication de chose estrangere y trouve place : Discourir et y rire, comme sans femme, sans enfans, et sans biens, sans train, et sans valetz : afin que quand l’occasion adviendra de leur perte, il ne nous soit pas nouveau de nous en passer. Nous avons une ame contournable en soy mesme ; elle se peut faire compagnie, elle a dequoy assaillir et dequoy deffendre, dequoy recevoir, et dequoy donner : ne craignons pas en cette solitude, nous croupir d’oisiveté ennuyeuse. »

 — Eh Madame, c’est trop égoïste, c’qui dit, Montaigne ! Alors pour lui, les femmes et les biens, c’est pareil ? Et on s’en fout si ils meurent ? Et i veut être heureux tout seul ? ben qu’il y reste, tout seul, dans son arrière-boutique ! Ah non, chui genre trop choquée !

— Alors, Lana-Léna-Luna, ne vous emportez pas si vite, je propose que nous relisions ensemble certaines phrases du texte, Montaigne y explique ce qui justifie cet éloge de la solitude.

De fait, les élèves n’ont pas pu saisir immédiatement le propos de Montaigne, eux qui vivent dans une société où la médecine a une place privilégiée, où l’espérance de vie est de plus de 80 ans, où l’accouchement est entouré d’une équipe de spécialistes, où l’on maîtrise bon nombre de maladies.

Ils n’ont pas saisi que pour Montaigne, la perte des siens ne rélève pas d’un vague et hypothétique futur, mais d’une certitude : « quand l’occasion adviendra de leur perte ». La mort des enfants, des femmes même, est inéluctable, et nombreux sont les décès auxquels un adulte est confronté tout au long de sa vie.

Pour preuve de cela, s’il en faut une, je leur ai cité les recherches généalogiques que je venais de finir sur ma famille, à une époque pourtant bien plus récente que celle de Montaigne :

François et Marie se sont mariés en 1841. Lui est scieur de long, dans un petit village de l’Aveyron, elle est dite « ménagère » ou « cultivatrice » selon les actes. Ils ont ensemble 11 enfants, dont 5 parviennent à l’âge adulte.

Si on résume les événements de leur vie, voici ce que ça donne :

1841    mariage, le 22 mai.

1842    naissance de leur premier fils, François, le 19 mars.

1843     naissance de Marie, le 31 octobre.

1846     décès de leur fille Marie, le 5 février ; l’enfant a deux ans et demi.

naissance de Clotilde, le 27 mars.

décès de la mère de François  le 18 novembre

1848    naissance et décès de Louis, les 4 et 12 février ; l’enfant a vécu huit jours.

décès de  leur fils François le 23 octobre, dans sa septième année.

A cette date, seule Clotilde leur reste.

1849    naissance d’Eugénie, le 23 septembre.

1851    naissance de François Eugène.

1852     décès du père de François.

1854    naissance de François et de Marie, jumeaux.

1855    décès de Clotilde, le 12 janvier ; l’enfant a neuf ans.

Marie a à ce moment-là la charge d’une fille de 6 ans, d’un garçon de 3 ans, de jumeaux qui n’ont pas encore un an.

1857     naissance de Philomène, le 20 juin.

1859     décès de la mère de Marie, le 29 mars.

1860    naissance d’Eulalie, le 14 novembre.

1862     naissance et décès de Félicie, les 5 et 10 décembre.

1877    décès du père de Marie.

Cette liste est incomplète : n’y figurent pas les proches, parents, amis qui font partie de la petite communauté des habitants du village, et dont la disparition a dû toucher la famille.

Une telle succession de décès permet de comprendre les réflexions de Montaigne,et cette résolution de se préparer à la perte de ses proches : comment tenir bon, comment supporter une telle précarité de l’existence ? comment surmonter cette effroyable mortalité infantile ? comment ne pas se laisser aller au désespoir de se voir arracher tous ses enfants ?

Montaigne opte pour un certain détachement : il faut «  meshuy aymer cecy et cela, mais n’espouser rien que soy » ;  il faut aimer sa femme et ses enfants, être en relation avec tout, mais «  non pas joint et colé en façon, qu’on ne le puisse desprendre sans nous escorcher, et arracher ensemble quelque piece du nostre ».

La métaphore de la blessure, là, a tout d’un coup fait sens pour les élèves : pudiquement, Montaigne montre comment il faut se protéger pour vivre, tout simplement.  » Sçavoir estre à soy », ça n’a rien d’égoïste, et la généalogie aide à le comprendre.

 

Rabelais, la généalogie et moi.

Il y a un texte que je trouve superbe, qui expose très exactement ce qu’est pour moi la recherche généalogigue, c’est la lettre de Gargantua à Pantagruel, dans Pantagruel, au chapitre VIII.

Elle est souvent évoquée comme étant représentative de l’idéal humaniste, et on cite toujours la deuxième partie de la lettre, le programme éducatif de Pantagruel, comme reflet de cet immense soif de connaissances du XVIe siècle.

Or, c’est le début de la lettre que je trouve le plus émouvant, le moment où  Gargantua s’adresse à son fils pour parler de ce qu’est la filiation.

La condition humaine est mortelle, dit Gargantua, mais une de ses prérogatives les plus singulières est celle « par laquelle la nature peut, alors qu’elle est mortelle, acquérir une espère d’immortalité, et durant sa vie transitoire, perpétuer son nom et sa semence. Ce qui se fait par la lignée issue de nous en mariage légitime. »

Il y aurait donc un moyen de perpétuer notre trace, d’acquérir une espèce d’immortalité. L’homme ne disparaît pas tout à fait si, par ses descendants, il reste un peu de lui en ce monde :  » Demeure dans les enfants ce qui est perdu des parents, et aux petits-enfants ce qui périt aux enfants, et ainsi de suite jusqu’à l’heure du jugement final »

Remonter la lignée, c’est donc tenter de retrouver ceux qui nous ont précédés et nous ont légué ce qui nous constitue aujourd’hui. Et ça me paraît être une belle définition du métier de généalogiste que de contribuer à fixer, selon une autre expression de Rabelais,  « l’heureuse mémoire » de nos ancêtres.

Gargantua est, de plus, par bien des aspects une belle figure tutélaire pour moi.

Je me retrouve tout à fait dans le gigantesque appétit de connaissances de ce sympathique roi, dans cet immense plaisir  que nous, généalogistes, ressentons à trouver, apprendre, plonger dans l’histoire, y passer des heures, déplacer des montagnes de documents et parler interminablement de notre passion. Cette addiction, cet enthousiasme intarrissable, cette incapacité à s’arrêter malgré les heures avancées de la nuit, c’est très rabelaisien !

Gargantua est par ailleurs l’incarnation de valeurs humanistes, qui sont les miennes aussi : la foi en l’homme, les liens d’affection familiale, le dépassement de soi par l’éducation et la culture, auxquels peuvent s’ajouter l’ouverture au monde et cette sorte de tolérance qui transparaît derrière les références religieuses, jamais envisagées comme des préceptes dogmatiques haineux. Cet humanisme, il apparaît aussi dans la  généalogie, qui ne va pas nous permettre de prouver que nos ancêtres sont des Français de souche mais au contraire que nos histoires familiales sont faites de multiples aventures, de rencontres improbables et de déplacements inattendus.

Transmission, enthousiasme, humanisme : ça me va.

De même que la devise qui suit l’avis au lecteur !

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Tenir salon ?

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Les salons de généalogie, c’est un univers tout nouveau pour moi, qui ne me suis aventurée que tout récemment à y tenir une table.

Rien à voir avec les salons que je fréquente : j’ai passé beaucoup de temps dans la chambre bleue de l’incomparable Arthenice, j’ai médit de mes semblables avec  la coquette Célimène, j’ai apprécié chez Mme de Sablé l’esprit et la noirceur augustinienne de mon grand ami M. le Duc de La Rochefoucauld…

Là, c’est un tout autre monde ! Une Terra incognita à explorer.

L’Association des Etudiants de Généalogie de Nîmes, relancée en juin 2017 par plusieurs membres de ma promotion du D.U., m’en a offert l’occasion. Nous nous sommes inscrits au salon de Nîmes, en novembre 2017, pour faire connaître l’association et le D.U. et promouvoir ceux de nos membres qui s’installent comme professionnels.

 

Une question me turlupinait : à quoi ça ressemble, un généalogiste hors des AD ?

On a l’habitude de le croiser en salle de lecture, concentré, impatient, scrupuleux et méthodique, ne troublant le silence des lieux que par de brèves interjections, rouspétances feutrées ou grognements de joie vite réprimés.

J’ai ma réponse. Le généalogiste de salon est tout transformé !

Il est incroyablement bavard : il retrouve des connaissances, des amis, des gens qu’il ne voit que lors des salons, il a des quantités de choses à raconter depuis la dernière fois où ils se sont croisés, aux Journées généalogiques de Paimpol, Belfort ou Menton. Ca tchatche, ça piaille, ça rit, il y a un volume sonore effroyable !

Il est gourmand : sur toutes les tables, des quantités de biscuits, thermos, gobelets ; plus personne derrière les tables entre midi et 14h, 14H30 pour certains…

Il est complètement enthousiaste, parfois euphorique : quand on s’intéresse à ce qu’il propose, à l’association qu’il représente, aux produits qu’il vend, il s’anime, devient tout excité et ne vous laisse plus repartir avant de vous avoir tout bien expliqué en quoi son travail est génial, nécessaire et fabuleux.

Il est souriant et gentil : tous les gens rencontrés étaient de bonne humeur, disposés à échanger, contents et curieux de voir de nouvelles têtes : oh ! des gens jeunes qui s’investissent, qui partagent leur passion, qui font leur premier salon… ! Et il y en a même une qui a moins de 26 ans ! ohhh…

Mais au delà de ces généralités, le salon de l’UGG m’a offert de belles rencontres, plus personnelles et plus inattendues.

Les retrouvailles tant espérées avec les autres étudiants de la promotion Nulsifrotte et d’autres anciens du DU, finalement assez nombreux à être passés nous saluer.

Une dame, croisée dans la semaine aux AD de Rodez, de Montpellier, et l’an dernier aux AD du Gard : ça y est, je sais qui c’est, nous avons pris le temps de discuter et c’était très sympathique.

Et surtout, une anecdote qui a en-chan-té ma journée   :

En allant me présenter aux Cantalous de l’Aprogemere, dont mon oncle est membre depuis longtemps, je suis tombée sur une dame charmante, dynamique retraitée aux yeux pétillants derrière des lunettes rouges, qui me dit :

– Mais alors, si vous êtes la nièce d’Henri, vous êtes la petite fille de François Coste ! C’est votre grand-père qui m’a sauvé la vie !

fc-5Et elle m’a raconté qu’elle connaissait très bien mon grand-père. Il était médecin à Aurillac entre 1935 et 1975. Quand elle était toute petite, ses parents avaient consulté le docteur parce qu’elle était malingre et souffreteuse, elle dépérissait et recrachait son biberon. Diagnostic et prescription immédiats : « Elle n’aime pas le lait, il fauCantal_01t lui donner du Cantal. »

A partir de ce moment-là, elle avait repris de l’appétit et était devenue une enfant en pleine santé.

C’était tellement lui, ce conseil, ce bon sens, ce goût immodéré pour les fromages auvergnats, que cette simple petite histoire m’a émue toute la journée.

C’est ça, pour moi, la généalogie : retrouver, à partir de détails surgis du passé, les figures marquantes de notre enfance, les gestes et la trace de ceux qu’on a aimés.

Et c’est encore plus intéressant quand on peut partager cette expérience : c’est bien, les salons de généalogie. J’en referai.