De Saint-Affrique à Notre-Dame de Lorette.

 

Il a toujours été de tradition, dans ma famille paternelle, de faire ce qu’on appelait « la tournée des cimetières », à la Toussaint. Nous n’habitons plus dans l’Aveyron depuis trois générations, mais mes arrière-grands-parents y ont vécu, y sont morts et y sont enterrés. Il convenait, donc, de prendre une journée pour aller fleurir les tombes, de ne pas abandonner cette part de notre histoire familiale.

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Pour être honnête, c’était l’occasion aussi de faire le marché de Saint-Affrique, si sympathique avec ses artisans-charcutiers locaux, ses soixante-huitards écolos reconvertis qui aiment le partage et le commerce alternatif, ses paysans qui apportent leurs produits pas très présentables mais succulents. Attention, 1, 2, 3, partez, on achète de la fouace, des melsats, des gâtisses, un serpent à la saucisse, de la recuite pour faire la flône, des cèpes s’il y en a, et puis du miel, des châtaignes, un lapin, des œufs, … Oui, la mémoire familiale passe aussi (d’abord ?) par la bouche : les Aveyronnais sauront de quoi je parle.

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Pour avoir la place de charger tout ça dans la voiture, nous commencions par déposer nos chrysanthèmes au cimetière de Saint-Affrique, sur les hauteurs de la ville. Dans la première allée en bas se trouve le caveau familial, juste au-dessus de la route : il fallait le nettoyer, arracher les mauvaises herbes poussées pendant l’été, se recueillir quelques mIMG_9145inutes devant la plaque commémorative de mon arrière-grand-père, en se disant que la guerre avait été un carnage et qu’il était bien triste de mourir à 35 ans, comme tous ces gens dont le nom est gravé sur le Monument aux Morts, en bas, près de la Sorgues.

Un peu abstrait, un peu conventionnel.

Je ne savais pas grand chose des générations que je n’avais pas connues directement.

 

Aujourd’hui, j’en sais davantage.

Mes recherches généalogiques m’ont permis de connaître mieux mes ancêtres, de savoir qui étaient ces gens aux noms gravés dans le marbre. J’ai questionné mon père et ma tante, j’ai fait ressortir les vieux portraits emballés dans le kraft auxquels nous n’avions pas touché depuis le dernier déménagement, j’ai fait ouvrir les albums photos et les boîtes à bijoux, je suis allée consulter les archives départementales. Et ce n’est plus pareil.

Je sais maintenant que mon arrière-grand-père, Pierre-Jean-Albert Bernat, est né en 1880 aux Costes-Gozon, d’une famille assez aisée. Son père, Pierre Joseph Amédée, est négociant, propriétaire aux Thomps, un hameau de la commune. Il a épousé en 1879 une fille naturelle, Lucie Marie. Albert est leur fils unique ; il est négociant lui aussi, il fait le commerce des agneaux à Saint-Affrique, mais sans doute d’autres produits aussi : du vin, des gants, etc. Sur sa fiche matricule[1], il est dit « comptable », il doit surtout s’occuper de gestion et tenir les comptes.

Il fait son service militaire de 1901 à 1904 au 158e régiment d’infanterie, y acquiert le titre de caporal. Une autre période d’exercices, en 1912, lui donnera le grade de sergent dans la réserve. Sitôt ses obligations accomplies et le certificat de bonne conduite obtenu, Albert revient à la vie civile et épouse, en 1905, une jeune fille de la ville, Julie-Marie Barascud, que l’on appelle Juliette[2]. Ses parents portent des prénoms extraordinaires : Théophile et Victoria-Paméla ; ils ont la réputation d’être des originaux, des personnalités très affirmées. Lui est gantier, originaire de Millau. Au moment du mariage de leur fille, ils sont en deuil : ils ont perdu, peu de temps avant, leur fils Emile, « le pauvre Emile », qui est mort de la tuberculose alors qu’il faisait son service militaire à Montpellier. Nous avons encore, dans le vieil album de photo de ma grand-mère, la lettre de la bonne sœur qui l’a assisté dans ces dernières semaines.

DSCF0002Albert et Juliette s’installent route de Vabres : la maison existe toujours, avec sa porte de bois aux initiales PB, pour Pierre Bernat. C’est là que naissent leurs deux enfants : Andrée, ma grand-mère, le 19 juin 1906, et très vite, son frère Roger, le 17 avril 1907[3].

Les photos de cette époque montrent des parents apparemment sereins, des enfants sans doute choyés qui prennent un air sage pour poser, dans leurs costumes marins ou leur tenue du dimanche.

 

 

Lorsque la guerre éclate, cela ne fait pas dix ans qu’ils sont mariés ; Andrée et Roger ont 8 et 7 ans. Albert est mobilisé, « rappelé à l’activité » le 2 août 1914, il rejoint son corps d’armée le 3 août.

IMG_3441On ne sait pas de quand date la dernière photo que nous avons de lui : a-t-elle été prise à Saint-Affrique ou à Montpellier juste avant son départ ? Il porte le pantalon garance très large, qui contraste avec une veste plus étriquée : ce n’est pas la capote du soldat, c’est une sorte de vareuse que l’on portait au cantonnement ou à la caserne, pas au combat. Le numéro de régiment brodé sur le col et sur le képi, 158e, est celui dans lequel il a accompli son service militaire ; les deux bandes sur ses manches correspondent à son grade de sergent, l’insigne brodé sur le bras gauche est la récompense d’un prix de tir. Est-ce que c’est une photo de sa dernière période d’exercice ? est-ce qu’il a ressorti son vieil uniforme à la mobilisation ?

Quoi qu’il en soit, il ne joue pas les soldats fanfarons. La posture n’est pas celle d’un matamore et il donne l’impression de vouloir être ailleurs, l’air morose malgré la moustache bravache.

Il est affecté au 281e régiment d’infanterie. C’est un régiment territorial : Albert a 34 ans, il fait partie de ceux qu’on appelait les « pépères », les hommes encore capables de manier les armes mais trop âgés pour être envoyés en première ligne. Leur rôle était de surveiller les lignes frontières, les places fortes, les ponts ; malheureusement, les lourdes pertes subies dès 1914 ont amené à engager les plus jeunes de ces régiments dans l’armée active. Ils ont pris part aux combats, ont aidé à creuser et consolider les tranchées, ravitaillé les premières lignes, procédé à l’ensevelissement des corps, ont construit et gardé des camps de prisonniers.

Le 281e régiment[4] a été constitué à Montpellier, sous les ordres du lieutenant-colonel Laignelot. Mi-août, il traverse la France, passe la frontière et s’installe en Alsace, où sont creusées les premières tranchées, autour de Balschwiller. Les soldats repoussent les Allemands, occupent Zillisheim, vont jusqu’à Illfurt, puis reçoivent un ordre de repli. Ils reviennent vers Montbéliard, Gérardmer, puis sont redéployés du côté de Lesseux, avec mission d’emporter la crête et le village. Ils sont cités à l’ordre du jour en octobre 1914 :

« Le Général commandant le Groupement des Vosges adresse ses félicitations à toutes les troupes qui, sous les ordres du colonel Gadel, ont contribué, du 21 au 25 septembre, à l’enlèvement des positions ennemies entre Lesseux et les bois du Mont et de Chena.

Il témoigne spécialement sa satisfaction aux détachements des 13e, 28e et 30e bataillons de chasseurs alpins et des 281e et 343e régiments d’infanterie qui ont rivalisé d’entrain dans l’attaque des retranchements ennemis. » [5]

Dans le mois qui suit, le régiment est transporté en automobile dans la région de Béthune, pour arrêter l’envahisseur et reprendre Vermelles. Les combats s’éternisent, les pertes sont lourdes, les nombreuses citations à l’ordre qui vantent les exploits des soldats et leur « entrain » ne dissimulent pas l’horreur des combats et des blessures, non plus que leur inutilité.

En décembre 1914, le 281e est relevé par le 296e et part vers Lens. Pendant cinq mois, il creuse et occupe des tranchées le long de la route entre Béthune et Lens. Les soldats éprouvent « de grosses difficultés à aller de l’avant », sous les tirs des mitrailleuses que seule la nuit arrête. Ils finissent par conquérir le secteur de Loos et y assurer leurs lignes. Quelques jours de détente sont concédés au 281e régiment. La suite mérite d’être citée in extenso :

« Mais les nécessités militaires ne permettent pas [de profiter d’un répit] et le 1er juin, au soir, le 281e quitte Beugin pour Hessin où il arrive le même soir.

Le 3 commence une des périodes les plus dures vécues par le régiment : celle qui s’étend du 3 au 25 juin. Encore tout meurtri des journées de mai, le régiment jeté dans une nouvelle fournaise va fournir un gros effort. De durs combats se livrent sur les pentes du plateau de Lorette, à Fond-de-Buval en particulier, l’acharnement des deux adversaires est poussé à l’extrême. Le régiment y trouva l’occasion de montrer une fois de plus sa bravoure et sa ténacité.

Et d’abord, quel était l’aspect de ce plateau. Véritable désert créé par les luttes gigantesques où quelques troncs déchiquetés attestent que cette région fut boisée. Les tranchées et boyaux n’existent plus ; la terre bouleversée glisse ; c’est à découvert qu’on arrive aux tranchées de première ligne. Là le spectacle est terrifiant. Les obus de gros calibre tombent de toutes parts et sans interruption sur nos lignes et ensevelissent des postes entiers dans cette terre mouvante. A tout instant les obus vont sortir du sol où ils sont peu profondément enterrés, des cadavres boches qui, déchiquetés par les éclats, pourrissent à l’air libre. C’est macabre ; il s’en dégage des odeurs insupportables auxquelles il faut cependant se résigner.

Pas de repos ni de jour ni de nuit, car les quelques abris ennemis tombés entre nos mains sont crevés et inhabitables.

Eh bien ! c’est sans une défaillance que ces hommes admirables font là, bravement et simplement, leur devoir. » [6]

L’éloge du patriotisme des soldats paraît bien ampoulé et mensonger. En lisant cela un siècle plus tard, on n’a guère envie de glorifier les actes héroïques des pourfendeurs de Boches, on est plutôt pris de compassion pour ces hommes qui ont eu à endurer d’aussi effroyables batailles, pour un gain stratégique tout relatif. Les historiens d’aujourd’hui, lorsqu’ils évoquent cette « seconde bataille de l’Artois », affirment qu’elle est une des pires, une des plus meurtrières : au premier semestre 1915, 102 000 hommes y sont morts.

Albert Bernat est de ceux-là : il est « tué à l’ennemi » le 12 juin 1915, à Aix-Noulette[7], probablement une balle allemande, à moins qu’il n’ait été la cible d’un obus. Il avait alors 35 ans.

Il a été enterré sur le plateau de Notre-Dame de Lorette, dans une tombe de terre surmontée d’une croix en bois.

Tombe Pierre Bernat redim

 

Il y a une anecdote familiale terrible : la mère d’Albert, Lucie Marie, avait appris la nouvelle un soir, en croisant une de ses connaissances sur le pont de Saint-Affrique. Jusqu’au lendemain, elle a eu la force de cacher la mort de son fils à sa belle-fille et à ses petits-enfants, pour qu’ils profitent d’une dernière soirée paisible.

BERNAT Andrée naissance St Aff 1906 détail 2De fait, Juliette, sa femme, s’est trouvée veuve à 32 ans, ses enfants orphelins à 9 et 7 ans. Ils ont grandi sans leur père, avec le statut de pupille de la Nation, comme en témoigne la mention marginale sur l’acte de naissance de ma grand-mère.

Albert Bernat a été ramené à Saint-Affrique : c’est Juliette qui a fait le voyage, après la guerre, pour aller récupérer le corps de son mari. Il est inhumé dans le caveau familial, auprès de son père, mort en 1908, de sa mère, morte en 1919, et de sa femme, qui ne s’est jamais remariée et qui l’y a rejoint en 1967, un demi-siècle plus tard.

Saint-Affrique monument aux morts

Son nom figure sur le Monument aux Morts de Saint-Affrique, près de la Sorgues, tout au début de cette route de Vabres où il habitait.

***

Nous irons, bientôt, poser notre traditionnel chrysanthème à Saint-Affrique, avant d’aller faire  le marché. Mais j’aurai en tête le visage d’Albert Bernat, le récit de ses mois de guerre, et je serai émue de lire son nom sur le Monument aux Morts.

J’espère que mes filles le seront aussi.

 

 

 


[1] Fiche matricule de Pierre Jean Albert Bernat, classe 1900, bureau de recrutement de Montpellier – Saint-Affrique, AD 34, 1 R 1136, fiche 62.

[2] Acte de mariage de Bernat et Barascud, Saint-Affrique, 1905, AD12, 4 E 216-46.

[3] Actes de naissance de Bernat Andrée et de Bernat Roger, AD12, 4 E 216 -45.

[4] Historique du 281e régiment d’infanterie en campagne, éd. Montpellier 1920, disponible sur Gallica. De courts ouvrages furent consacrés, après-guerre, à chacun des régiments : il s’agissait de saluer le courage des combattants, sans jamais remettre en question la victoire des Français ou les stratégies des officiers.

[5] Ibid, p. 5

[6] Ibid, p. 15 et 16.

[7] Site Mémoire des Hommes, Morts pour la France de la Première Guerre Mondiale.

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