De la solitude

 

 

Une journée ordinaire au lycée : je fais travailler Montaigne à mes élèves, un extrait que j’aime beaucoup, le chapitre XXXVIII du premier livre des Essais, intitulé « De la solitude ».

Mes élèves ont été très choqués de ce que disait Montaigne : pour celui-ci,

« Il faut avoir femmes, enfans, biens, et sur tout de la santé, qui peut, mais non pas s’y attacher en maniere que nostre heur en despende. »

Et il ajoute :

« Il se faut reserver une arriereboutique, toute nostre, toute franche, en laquelle nous establissions nostre vraye liberté et principale retraicte et solitude. En cette-cy faut-il prendre nostre ordinaire entretien, de nous à nous mesmes, et si privé, que nulle accointance ou communication de chose estrangere y trouve place : Discourir et y rire, comme sans femme, sans enfans, et sans biens, sans train, et sans valetz : afin que quand l’occasion adviendra de leur perte, il ne nous soit pas nouveau de nous en passer. Nous avons une ame contournable en soy mesme ; elle se peut faire compagnie, elle a dequoy assaillir et dequoy deffendre, dequoy recevoir, et dequoy donner : ne craignons pas en cette solitude, nous croupir d’oisiveté ennuyeuse. »

 — Eh Madame, c’est trop égoïste, c’qui dit, Montaigne ! Alors pour lui, les femmes et les biens, c’est pareil ? Et on s’en fout si ils meurent ? Et i veut être heureux tout seul ? ben qu’il y reste, tout seul, dans son arrière-boutique ! Ah non, chui genre trop choquée !

— Alors, Lana-Léna-Luna, ne vous emportez pas si vite, je propose que nous relisions ensemble certaines phrases du texte, Montaigne y explique ce qui justifie cet éloge de la solitude.

De fait, les élèves n’ont pas pu saisir immédiatement le propos de Montaigne, eux qui vivent dans une société où la médecine a une place privilégiée, où l’espérance de vie est de plus de 80 ans, où l’accouchement est entouré d’une équipe de spécialistes, où l’on maîtrise bon nombre de maladies.

Ils n’ont pas saisi que pour Montaigne, la perte des siens ne rélève pas d’un vague et hypothétique futur, mais d’une certitude : « quand l’occasion adviendra de leur perte ». La mort des enfants, des femmes même, est inéluctable, et nombreux sont les décès auxquels un adulte est confronté tout au long de sa vie.

Pour preuve de cela, s’il en faut une, je leur ai cité les recherches généalogiques que je venais de finir sur ma famille, à une époque pourtant bien plus récente que celle de Montaigne :

François et Marie se sont mariés en 1841. Lui est scieur de long, dans un petit village de l’Aveyron, elle est dite « ménagère » ou « cultivatrice » selon les actes. Ils ont ensemble 11 enfants, dont 5 parviennent à l’âge adulte.

Si on résume les événements de leur vie, voici ce que ça donne :

1841    mariage, le 22 mai.

1842    naissance de leur premier fils, François, le 19 mars.

1843     naissance de Marie, le 31 octobre.

1846     décès de leur fille Marie, le 5 février ; l’enfant a deux ans et demi.

naissance de Clotilde, le 27 mars.

décès de la mère de François  le 18 novembre

1848    naissance et décès de Louis, les 4 et 12 février ; l’enfant a vécu huit jours.

décès de  leur fils François le 23 octobre, dans sa septième année.

A cette date, seule Clotilde leur reste.

1849    naissance d’Eugénie, le 23 septembre.

1851    naissance de François Eugène.

1852     décès du père de François.

1854    naissance de François et de Marie, jumeaux.

1855    décès de Clotilde, le 12 janvier ; l’enfant a neuf ans.

Marie a à ce moment-là la charge d’une fille de 6 ans, d’un garçon de 3 ans, de jumeaux qui n’ont pas encore un an.

1857     naissance de Philomène, le 20 juin.

1859     décès de la mère de Marie, le 29 mars.

1860    naissance d’Eulalie, le 14 novembre.

1862     naissance et décès de Félicie, les 5 et 10 décembre.

1877    décès du père de Marie.

Cette liste est incomplète : n’y figurent pas les proches, parents, amis qui font partie de la petite communauté des habitants du village, et dont la disparition a dû toucher la famille.

Une telle succession de décès permet de comprendre les réflexions de Montaigne,et cette résolution de se préparer à la perte de ses proches : comment tenir bon, comment supporter une telle précarité de l’existence ? comment surmonter cette effroyable mortalité infantile ? comment ne pas se laisser aller au désespoir de se voir arracher tous ses enfants ?

Montaigne opte pour un certain détachement : il faut «  meshuy aymer cecy et cela, mais n’espouser rien que soy » ;  il faut aimer sa femme et ses enfants, être en relation avec tout, mais «  non pas joint et colé en façon, qu’on ne le puisse desprendre sans nous escorcher, et arracher ensemble quelque piece du nostre ».

La métaphore de la blessure, là, a tout d’un coup fait sens pour les élèves : pudiquement, Montaigne montre comment il faut se protéger pour vivre, tout simplement.  » Sçavoir estre à soy », ça n’a rien d’égoïste, et la généalogie aide à le comprendre.

 

Une réflexion sur “De la solitude

  1. fleury martine

    quelle sagesse, et combien on peut comprendre ces jeunes pas tant à cause de l’environnement médical, que parce que la mort a déserté les maisons pour se réfugier presque exclusivement à l’höpital. Même pas forcément dans les lieux d’inhumation/ sépulture, où l’on n’emmène plus guère les enfants voire les adolescents. Car leurs adultes de parents ont bien du mal à supporter la perte et reportent cette difficulté sur leur progéniture..

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